Jessica a lu pour vous « Les Rousses » : vous avez dit « cliché » ?

Aujourd’hui j’ai lu la bande dessinée Les Rousses, de Herpé et Smilton, parue chez In Extenso en 2008. L’accroche de l’éditeur est la suivante : « Intelligentes mais surtout belles, colériques et douées pour tout ce qui touche à la sexualité, voilà les armes des rousses pour nous faire rire…».

Les rousses : un stéréotype moins vendeur

La BD Les rousses a obtenu 1 étoile sur 5 par un lecteur sur le site Bédéthèque et 3 sur 5 par un autre sur Amazon. Elle s’est vu attribuer la note de 3,5/5 par deux lecteurs de Babelio, et n’a rien recueilli du tout sur site de la Fnac. C’est dire la notoriété de l’ouvrage et l’engouement qu’il a suscité.

Je ne pense pas que le potentiel lectorat ait été heurté par le fait que le livre traite ouvertement de clichés, puisque la série de BD Les Blondes atteint aujourd’hui son 26e tome… (sic !)

Non je pense plutôt que le stéréotype des rousses se prête moins à l’humour de dérision grand public que celui de ses congénères blondes. “La blonde” est tellement stupide qu’elle fait se sentir intelligent n’importe qui (c’est le même principe que pour certaines émissions de téléréalité d’ailleurs).

Les rousses sont par essence beaucoup plus rares, et tout le monde n’a sans doute pas suffisamment de rousses dans son entourage pour établir des généralités et identifier telle ou telle personne au cliché. Mais je pense qu’il est inutile de chercher midi à quatorze heures, si cette BD n’a pas marché, c’est surtout parce que ce n’est pas une réussite…

La manne des clichés

Le décor est planté : les rousses sont intelligentes, sexy, colériques, et elles aiment “ça”. On comprend rapidement que la BD va surtout tourner autour de ce dernier point, le plus racoleur et donc vendeur.

En ouvrant la première page on découvre que l’éditeur n’en est pas à son premier coup, puisqu’il a déjà publié Les Brunes, Les Chauves, Les Cons, Les Mecs, Les Nanas, etc…
À quand Les Grosses, Les Noirs, Les Juifs, Les Gays, Les Vieux, Les Autistes ou Les Micro Pénis ?

J’imagine déjà les taglines :

« Sportifs mais surtout bien membrés, fainéants et amateurs de poulet, voilà les armes des noirs pour nous faire rire… »

« Avec des seins énormes mais surtout de la cellulite, molles et amatrices de junk food, voilà les armes des grosses pour nous faire rire… ».

« Riches mais surtout cupides, ayant un long nez et amateurs de pain azyme, voilà les armes des juifs pour nous faire rire… »

On peut continuer comme ça indéfiniment, le jugement collectif ne manque pas d’imagination dès qu’il faut pointer du doigt une différence et justifier un rejet.

Les rousses sont chaudes

En lisant la BD on découvre que les rousses ne sont heureusement pas que des chaudasses. Ce serait réducteur ! Elles sont aussi possessives, agressives, violentes, râleuses, jalouses, allumeuses, obsédées, dangereuses, impulsives…

Bref elles ont un caractère de chien, elles couchent avec n’importe qui n’importe quand, et ce sont de vraies tornades qui vous mettent KO avec leur répartie provocatrice (c’est sans doute ce que l’éditeur entendait par « intelligentes »).

Les rousses sont dessinées comme étant des créatures ultra sexy, avec une poitrine à la Pamela Anderson, une taille digne des tortures aux corsets du XIXème siècle, les cheveux longs et portant du maquillage et des tenues outrancières. La BD est donc une mise en abyme de clichés : clichés sur les rousses, sur les femmes, sur les critères de beauté, sur les fantasmes des hommes…

“On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui”

Comme le relève Libération, la fameuse citation de Desproges est maintenant utilisée à contre-sens pour justifier un humour nauséabond qui fleure bon la discrimination.

Est-ce qu’on peut rire de tous les stéréotypes ? Quel est le ressort comique de l’utilisation des clichés ? Et surtout QUI rigole ? Est-ce que les blagues sur les Belges amusent les Belges ? Je ne sais pas vous, mais moi quand j’ai compris que le personnage de Pépé le Putois était une représentation des Français dans l’imaginaire américain, parce qu’on est réputé pour ne pas se laver, je n’ai pas trouvé la blague si amusante que ça, surtout vu le succès du dessin animé aux États-Unis.

Est-ce une ouverture d’esprit que de rire systématiquement lorsque les autres s’amusent d’une différence physique, religieuse, culturelle ou d’orientation sexuelle ? Y avait-il beaucoup de noirs qui riaient des sketchs de Michel Leeb sur « l’Africain » ? Il me semble que l’on se sent plutôt obligé de rire, pour ne pas être accusé de victimisation. Pourquoi refuser de reconnaître qu’il s’agit de discrimination sous prétexte que c’est de l’humour ?

Les rousses ne sont pas discriminées, ne faisons pas d’amalgame. Mais est-ce que je trouve ça drôle qu’on véhicule des images aussi idiotes sur ma couleur de cheveux ? Non. Car ces prétendues planches humoristiques se basent sur du vent, des idées préconçues sans fondement. Il n’est pas plus pertinent d’affirmer que les rousses sont colériques que les français sont sales. Les deux clichés sont absurdes. Pourquoi alors continuer à les alimenter ? Pourquoi est-ce autorisé de diffuser des croyances fausses lorsqu’on brandit l’étiquette de « blague » ?

Rire des autres, c’est se moquer. Se moquer, c’est marquer une différence. C’est monter sur un piédestal et laisser l’autre en-dessous. C’est tourner l’autre en dérision pour mieux s’illustrer soi-même. C’est de l’humour facile et sans esprit. C’est finalement un ressort comique qui fait du bien à son égo. Rire de l’autre, et rire avec l’autre, ce sont deux choses différentes.

Si c’est moi en tant que rousse qui fais de l’auto-dérision, alors on rira ensemble. Si c’est vous qui riez de ma rousseur, alors vous rirez tout seul. Et au fond, si je veux désamorcer le cliché, ai-je d’autres solutions que l’auto-dérision ? Dans tous les cas, je le subis puisque je suis obligée de l’utiliser, voire de l’adopter.

L’essentialisation ou la naturalisation

En sociologie, « essentialiser », c’est réduire l’autre à un seul trait caractéristique, soit à son “essence”. C’est une façon de généraliser, et d’enfermer l’individu dans un jugement. « Naturaliser » , c’est attribuer à l’autre des comportements liés à sa nature, à sa dimension physique, notamment son sexe. Exemple : « Tu es émotive parce que tu es une femme ».

L’essentialisation est un des phénomènes à l’œuvre dans le racisme. Il est donc important d’être vigilant lorsqu’on s’exprime pour éviter d’énoncer des généralités qui vont enfermer l’autre dans une vision globale et préconçue.

Pour choisir un autre cliché qui a la dent dure, à force d’entendre que les femmes n’ont pas le sens de l’orientation, le danger n’est-il pas d’en faire un auto-conditionnement ? Ne vais-je pas m’en convaincre dès que je vais me tromper en cherchant mon chemin ? Et en tant que rousse, le risque n’est-il pas que je m’interroge sur mon odeur, puisque les roux sont censés sentir mauvais ? Ou pire, que je sois persuadée d’avoir une odeur différente !

Les clichés, les stéréotypes, les croyances populaires, sont pour moi des pièges qui gangrènent la société. Ils témoignent aussi d’un manque de réflexion, d’empathie et de tolérance. Baser son business là-dessus, comme l’a choisi cet éditeur, est consternant. Dès qu’il y a de l’argent en jeu, il n’y a plus d’éthique qui tienne. De toute façon, ça n’est pas grave, « puisque c’est pour rire » !

Certes, cette BD n’est pas offensante, elle n’est pas méchante. Mais son propos est simplement réducteur et enfermant, et alimente une vision de la femme rousse à laquelle je suis obligée de me confronter pour construire mon identité.

Et puis la preuve en est que les rousses sont des femmes qui se mettent facilement en colère, puisque j’ai écrit cet article ! Vous voyez, quoiqu’il arrive, on est pris dans le piège des clichés…

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