En 2014, Arno Sojo, chanteur et multi-instrumentiste du groupe Sweet Gum Tree, interprétait « Redhead » sur son album « The snakes you charm & The wolves you tame ».
« Redhead » ou la rousseur mise en musique par un artiste pour lequel être roux ne fut pas une donnée anodine… Les mots prononcés et la musicalité déployée dans ce morceau en font un témoignage sensible et un hommage puissant à notre couleur de cheveux. Et si on l’écoutait, pour une lecture toute en mélodie ?
Arno, peux-tu nous en dire un peu plus sur toi ?
J’ai 44 ans et suis originaire d’Angers. Tombé très tôt dans la marmite musicale, j’ai obtenu ma première guitare à 3 ans, et trouvé l’exutoire idéal dans l’expression artistique, ainsi qu’une forme d’évasion salvatrice. A partir du milieu des années 90, j’ai commencé à œuvrer comme guitariste au sein de diverses formations tout en sortant mes premiers enregistrements solo sur des labels américains. Ensuite j’ai monté le groupe pop-rock Sojo Glider qui a sorti trois albums dans les années 2000 (notamment « Man Sleeps To Forget » enregistré à New-York avec le producteur Malcolm Burn (Bob Dylan, Patti Smith, Iggy Pop…). Depuis 2009, je poursuis mes aventures créatives comme chanteur multi-instrumentiste sous le nom de Sweet Gum Tree. Il s’agit d’un projet à géométrie variable qui m’a valu quelques collaborations avec des musiciens que j’admire, notamment Isobel Campbell, Heather Nova, Earl Harvin (Tindersticks), Marty Willson-Piper (The Church) ou encore Ken Stringfellow (R.E.M.,The Posies).
L’esthétique musicale plutôt british des deux derniers albums m’a ouvert davantage de portes au Royaume-Uni qu’en France, où les gens que je croise me prennent souvent pour un anglais ou un irlandais, probablement à cause de mes cheveux.
Ta rousseur a-t-elle eu un impact sur tes relations sociales ?
Pour donner un peu le ton, dès l’instant de ma naissance, ma mère me découvrant roux s’est effondrée en larmes, de tristesse. Ce fut pour mes parents, aux cheveux bruns et châtain, aussi inattendu qu’indésirable, et dans le contexte de la France du début des années soixante-dix, un peu comme si la honte s’abattait sur la famille. Passé cette mauvaise surprise, toutefois, ils m’ont accepté tel que j’étais et heureusement donné beaucoup d’amour, à défaut de pouvoir véritablement comprendre ma condition ou m’aider sur le plan psychologique.
Mon entrée à l’école, dès l’âge de deux ans, a été marquée par des sauvageries qui n’honorent guère le genre humain. Quotidiennement, dès que sonnait l’heure de la récré, les grands m’attrapaient pour me battre puis m’enterrer dans le bac à sable, sans qu’aucun surveillant ne daigne voler à mon secours. La sensation du sable dans mes cheveux, ma bouche, mes yeux, mon nez et mes oreilles est restée très vivace et associée au traumatisme qui a accompagné mes premiers pas à l’école. Il m’était alors difficile de concevoir les raisons qui pouvaient déclencher une telle haine de mon innocente personne, dans la mesure où je ne faisais qu’exister, le plus discrètement possible, sans importuner qui que ce soit. J’ai compris l’outrage que devait constituer en soi la rousseur, comme une différence inacceptable aux yeux de la masse, dont j’ai saisi trop tôt la portée de l’intolérance.
J’ai changé d’établissement scolaire en cours d’année, ne devant mon salut qu’à un déménagement familial. Je m’accommodais désormais mieux des intimidations verbales, allant de la simple insulte à la menace de mort. Je n’avais pas choisi de naître ainsi, et je n’allais pas m’excuser d’être là, parmi les autres. Par instinct de survie, j’ai appris à me défendre et à me faire respecter. Ceux qui ont tâté de ma fourchette à la cantine ou de mon poing à la récré n’ont plus tenté de m’importuner par la suite.
Les railleries avaient davantage lieu dans mon dos, même si parfois de plus zélés venaient me provoquer assez frontalement au sujet de mes tâches de rousseur ou de la couleur de mes cheveux. J’avais beaucoup de mal à accepter cette double disgrâce et j’étais mal dans ma peau, souvent isolé, ne trouvant de véritable refuge que dans ma chambre. Ma mère m’y surprenait parfois à m’arracher les cheveux, littéralement.
La plupart du temps, d’autres laissés pour compte constituaient naturellement le noyau de mes amis. Ils souffraient à leur manière soit de racisme, s’ils étaient issus d’une minorité, ou de rejet, sur un quelconque motif physique. On se serrait les coudes et on se remontait le moral. On développait certainement une plus grande empathie que la plupart des enfants « normaux » qui nous rejetaient.
Au collège et au lycée, des camarades osaient souvent me faire part de thèses « scientifiquement prouvées » au sujet de l’odeur supposée des roux. Je n’y ajoutais pas vraiment foi, même si je me disais que décidément je n’étais pas gâté en termes d’image. J’avais développé un tel besoin maladif de plaire, ne serait-ce qu’à mes parents, que j’ai beaucoup misé sur mes résultats scolaires. Au moins dans le domaine des études, il ne tenait qu’à moi d’être irréprochable, voire respecté. J’ai passé toute ma scolarité en position enviable de premier de la classe, exacerbant du coup la jalousie des uns autant que je gagnais le respect des autres. Globalement, j’avais quand même l’impression d’avoir amélioré mon sort, car pour compenser un peu les insultes liées à mon physique, je recevais donc aussi ma part d’éloges régulière, sur la base d’un indiscutable mérite.
Adolescent, c’est de la rue que venait la plus grande part d’hostilité à mon égard. Arpenter une ville tête nue, en France comme en Angleterre, relevait parfois du défi. « Sale rouquin, tu pues, dégage ! ». Il n’était pas rare d’être insulté et de recevoir des projectiles, de la part de passants, de conducteurs de véhicules, d’habitants d’immeubles, par fenêtres ou interphones interposés. Il m’est aussi arrivé d’être caillassé ou pourchassé par des groupes néo-nazis. Également à l’âge adulte, j’ai été interpellé sur une plage de Dinard et éconduit par des skinheads munis de chiens.
Mes rapports avec la gente féminine étaient délicats, souvent platoniques. D’un naturel sentimental et romantique, j’avais développé une grande timidité en raison du complexe de ma rousseur. Je sentais les filles partagées entre attirance et répulsion, entre curiosité et rejet. Clairement, dans l’inconscient collectif, je ne faisais pas figure de parti idéal, je me trainais même une sacrée tare. Je couvrais autant que possible ma peau laiteuse constellée de tâches de rousseur, portant des manches longues même en été. Il m’est souvent arrivé de raser mes cheveux ou de les décolorer (en vain), avant de finalement assumer ma rousseur, en les portant très longs, par goût personnel comme par provocation.
A l’âge de vingt-trois ans j’ai rencontré l’âme sœur, une jeune femme qui m’appréciait particulièrement pour ma rousseur, et m’acceptait tel que j’étais. Je l’ai vécu comme une sorte de miracle. Le hasard a voulu qu’on se soit lié autour d’une passion commune pour David Bowie, qui a tant incarné la rousseur, au travers de ses excentricités capillaires comme du thème de l’aliénation constamment abordé au fil de sa discographie.
Et si tu n’avais pas été roux, aurais-tu été différent ?
J’ai l’impression que le regard d’autrui sur ma rousseur, sa manière d’appréhender mon apparence distincte, ont complètement façonné mon rapport au monde. Je ne peux guère m’étonner des traits de caractère, bons ou mauvais, forgés au gré des expériences : solitaire, rêveur, obstiné, marginal, susceptible, colérique, pourfendeur de l’instinct grégaire, ardent défenseur de la différence… Je refuse de me fondre dans un moule, cela me semble aller à l’encontre du sens de l’existence. La diversité, c’est la vie. Que chacun s’attache à développer ce qui fait de lui un être unique, plutôt que de vouloir se conformer à tout prix au modèle imposé !
Les préjugés sur les roux, tu en penses quoi ?
Il y a encore beaucoup de travail à faire pour démonter des idées reçues honteuses, primaires et archaïques (la notion de laideur associée, la prétendue puanteur des roux, les pulsions démoniaques que l’on nous prête…). Les médias ont leur part de responsabilité, car le sujet étant trop rarement abordé, les occasions de faire avancer les mentalités manquent cruellement. Et il n’y a pas de terrain d’expression pour le mal-être des roux. La rousseur est un peu plus visible aujourd’hui qu’elle ne l’était quand j’étais gamin, mais j’ai toujours l’impression d’un déni complet du problème de respect et d’intégration qui nous touche. Nombre de roux et rousses souffrent en silence de ne pas parvenir à vivre harmonieusement avec leur différence, ou s’épanouir au sein d’une société normative et standardisée, aux relents xénophobes et obscurantistes.
En 1996, tu as témoigné à l’antenne de Canal + aux côtés de Xavier Fauche. Peux-tu nous en parler ?
J’ai répondu à un appel à témoin de l’émission « La Grande Famille », produite par Jean-Luc Delarue. Je n’allais pas laisser passer l’opportunité de m’exprimer pour la première fois de ma vie sur la question des roux, même si cela se passerait non pas dans le cercle familial, mais en direct à la télé. Ce serait un peu l’occasion de vider mon sac, d’essayer de remettre les pendules à l’heure, et peut-être venger quelques semblables au passage. Pourtant, sur le plateau décontracté d’Alexandre Devoise et du regretté Philippe Vecchi, l’ambiance n’était pas véritablement au pathos, et dans l’espace forcément restreint qui m’était offert pour m’exprimer, je n’ai pas eu le temps de déballer les plus obscures de mes expériences. Toutefois, plusieurs injustices furent dûment dénoncées.
Je dois souligner le fait que les interventions brillantes du très aguerri Xavier Fauche, qui prenait part au débat en tant qu’auteur de « Rouquin, Rouquine », m’ont marqué d’une manière indélébile. Je ne le remercierai jamais assez pour l’éclairage historique ainsi que le décryptage psychologique et social qu’il a apportés ce jour-là. La libération soudaine de cette parole et ses enseignements ont eu des bienfaits immédiats et durables sur moi, comme ils ont soulagé j’imagine des milliers de téléspectateurs roux, ainsi que leur entourage. J’ai pu mesurer l’impact de l’émission durant des mois, rediffusions comprises, quand on m’arrêtait régulièrement dans la rue ou des lieux publics pour évoquer ce fameux débat, de manière chaleureuse et reconnaissante. Je me suis dit que j’avais eu raison, avec les autres intervenants, de m’être exprimé au nom des roux et rousses, que ça n’avait pas juste eu pour effet de me soulager personnellement, mais qu’on était nombreux à se sentir moins seuls et isolés après la diffusion de ce programme.
Ton fils est roux. Qu’as-tu ressenti à sa naissance ?
J’ai été submergé par l’émotion lorsque je l’ai vu naître, dans la splendeur de sa rousseur. Ma compagne et moi-même espérions de tout cœur que notre fils soit roux, nous ne l’imaginions pas autrement. Pour l’instant, du haut de ses six ans, il est très bien dans sa peau, et vit harmonieusement sa différence. Il s’identifie a son papa, à qui il ressemble beaucoup, et il supporte donc mieux son apparence que moi-même à son âge, puisque je me sentais alors véritablement comme un alien. Dans la sphère familiale comme dans la rue ou à l’école, personne n’est avare de compliments, et il se trouve constamment valorisé. Tout le monde le trouve très beau. Cela ressemble à un scénario idéal pour la construction de l’estime de soi. Je ne suis pas angoissé pour son avenir, car même si tôt ou tard on lui manque de respect et que ça le blesse, il trouvera toujours auprès de moi une parole réconfortante ainsi que de précieux conseils sur la manière d’assumer sa rousseur.
Tu as posé pour Pascal Sacleux. C’était important de participer à ce projet ?
Je n’ai pas hésité une seconde à me rendre à cette séance photo, afin de saluer une initiative pertinente et inspirée (autant qu’une oeuvre à l’esthétique indéniable), par solidarité envers mes semblables, par devoir envers mon propre fils… J’ai été un peu ébranlé, de manière durable après la rencontre, par tant d’émotions ravivées. C’est un ressenti très fort, positif également, tant un esprit bienveillant et fraternel relie tous les participants. Il suffit souvent d’un simple regard échangé entre roux et rousses, même de parfaits inconnus, pour percevoir une forme de complicité évidente, une vraie connivence. Et seul un roux ayant vécu un traumatisme similaire sera capable de saisir toute la portée de la confession douloureuse d’un « compagnon d’infortune », de le comprendre parfaitement. Il peut y avoir un intérêt thérapeutique à échanger avec d’autres roux. Le projet de Pascal Sacleux contribue justement à les rassembler et les rendre plus forts. C’est aussi une mise en lumière valorisante et nécessaire. Offrir davantage de visibilité aux roux et rousses, leur donner la parole, permettra peut-être de les faire respecter davantage et d’enrayer une forme d’ostracisme qui sévit toujours à leur égard.
En 2014, est sorti « Redhead ». Peux-tu nous raconter l’histoire de cette chanson ?
Il m’a semblé qu’il était temps d’aborder le sujet en chanson (du moins sous un angle qui n’ait rien de glamour ni de féérique), d’exorciser d’une certaine manière ce que j’avais vécu. Sous les atours d’une ballade mélancolique élégamment orchestrée, aux accents intemporels, j’ai évoqué des faits historiques relativement méconnus, tout en les reliant à ma propre expérience, avec une pensée pour les jeunes générations, en guise de transmission, comme si l’on portait tous en nous sans le savoir le fardeau du passé. Le résultat peut paraître assez violent dans le texte (à cause des sévices recensés), malgré mon goût prononcé pour la poésie. L’accueil réservé au titre dans la presse spécialisée a dépassé à la fois mes espérances et mes craintes, confirmant l’aspect très clivant du sujet. Outre-Manche, les très respectés magazines rock Mojo et Uncut ont été prompts à encenser « Redhead », soulignant sa pertinence et son caractère unique. Ailleurs, il a donné la nausée à un public pas forcément prêt à considérer qu’une chanson pop puisse avoir d’autre fonction que le pur divertissement, et même provoqué des railleries de la part de gens incrédules, que je soupçonne d’avoir la dent dure avec les roux, sans en éprouver la moindre culpabilité. Ma plus grande fierté restera d’avoir suscité l’admiration de mon icône personnelle, le guitariste du groupe australien The Church, selon qui « Redhead » avait nécessairement vocation à exister, comme un morceau de bravoure doublé d’un acte justicier. Par ailleurs, j’ai l’intention d’aborder à nouveau la thématique de la rousseur dans mon prochain album, sous un autre angle, beaucoup moins sombre. Je veux porter cette fois un regard plus tendre et serein sur la question, trouver une forme de paix intérieure.